Le bâtiment aux lions

A l’origine, le vallon de Pontaniou était ouvert sur la Penfeld. Mais avec les besoins grandissants de l’arsenal, des travaux ont été entrepris pour “fermer” le vallon et permettre une meilleure circulation des ouvriers sur leurs lieux de travail : c’est l’édification de la levée de Pontaniou et du bâtiment aux lions (1807-1809).

Conçut par Tarbé de Vauxclairs, l’édifice fut construit, comme la prison de Pontaniou, par Jean-Nicolas Trouille.

Propriété de la Marine nationale et classé aux Moniments historiques en 2011, ce bâtiment servait de lieu de stockage. Il tient son nom des 10 têtes de lions qui ornent sa façade et bénéficiée d’une restauration depuis 2015.

Crédit photo : Ph Saget – Sous licence Creative Commons 2019-12-01

Biographie

Jean-Nicolas TROUILLE, architecte et directeur du port de Brest eut une vie bien remplie. Une vie longue (75 ans) qui connut les bouleversements de la Révolution. Né sous louis XV, mort sous Charles X, révolutionnaire et homme politique brestois, vénérable maintes fois des « Élus de Sully » à Brest, il fut célébré par la patrie reconnaissante.

1. Une jeunesse tumultueuse

Jean-Nicolas naquit en 1750 (le 2 avril)  à Versailles. Son père tient commerce de bottes, mais sa famille est de tradition militaire. En 1572, ses ancêtres ont dû quitter le midi toulousain, à la suite des massacres perpétrés contre les huguenots. Après un exil terminé par l’édit de Nantes en 1595, la famille s’est installée en Picardie. Lors de la révocation de l’édit de Nantes, son arrière-garde- père choisit la religion catholique et peut ainsi poursuivre une carrière militaire qui le verra devenir général. Son fils est tué à la bataille de Denain, laissant deux enfants en bas-âge dont le père de Jean-Nicolas, Jean.

En 1758, Jean voulant récupérer l’héritage familial, dont il fut spolié dans sa jeunesse entame un procès qui va le ruiner définitivement. Jean-Nicolas connaît la misère, mais grâce à un ecclésiastique, membre de la famille, il peut acquérir une formation académique, apprenant l’architecture à Versailles, tout en exerçant à partir de 1768 le métier de tailleur. Le 25 juin 1770, les archives familiales nous apprennent son engagement dans le régiment de Noailles, compagnie de Montigny. Ce régiment de cavalerie est caserné à Pont-à-Mousson en Lorraine. C’est dans ce régiment, à Vendôme, qu’en 1773 Jean-Nicolas est initié aux mystères de la Franc-maçonnerie. Mignot de Montigny connaît Brest, où nous retrouverons quelques années plus tard Jean-Nicolas. Il s’intègre ainsi dans un vaste mouvement qui va attirer sur les colonnes plus de 50 000 frères dans les seules quinze dernières années du règne de Louis XVI. Jean-Nicolas est plus attiré par les possibilités d’exercer ses talents de décorateur et de dessinateur que par le métier des armes. Pourtant le 2 juillet 1775, les armes vont faire basculer son existence. Alors qu’il est de garde au Palais de Versailles, une dispute après boire dégénère en duel. Jean-Nicolas et son protagoniste sont blessés. Il juge nécessaire de se mettre à l’abri de la justice militaire, qui chasse de l’armée le fuyard le 22 juillet. Jean-Nicolas prend le vert, d’abord chez les Trappistes, puis à Vendôme. Mais peu soucieux de finir moine, il réapparaît l’année suivante, pardonné et artilleur de marine. Cet homme de grande taille (5 pieds, 6 pouces) fait profession de grenadier, en garnison à Brest en 1776[1].

2. Une nouvelle profession : architecte

Entré dessinateur au service du chevalier de Fautras, il exerce aux travaux maritimes en 1779, sous les ordres de Choquet de Lindu qui fonda réellement le port et l’arsenal militaire le long de la rivière Penfeld. Brest est le centre d’un dispositif maritime essentiel. Dans la guerre menée aux côtés des insurgent américains, Brest doit fixer l’ennemi anglais en Manche, protégeant les expéditions françaises de l’Irlande aux côtes espagnoles et aux Antilles. Trente vaisseaux de ligne au moins assurent cette protection et la rade est devenu un lieu recherché où l’Europe aristocratique accourt voir manœuvrer les escadres[2].

Jean-Nicolas s’installe dans son nouvel emploi, où il acquiert vite une réputation excellente. On lui doit en 1785 une digue toujours visible au lieu-dit Caro en Plougastel-Daoulas, chargée de contenir un plan d’eau pour le bois de flottaison, il restaure l’hôtel de l’intendance sur les bords de la Penfeld et des corderies à l’Arsenal. Il s’installe dans la vie : marié en 1781 à une fille de la petite bourgeoisie rennaise, il construit sa maison, au 30 de la rue de Siam en 1788, maison qui deviendra après la Révolution le local des Élus de Sully pendant trente ans. Le 9 septembre 1788 il s’affilie à cette loge. Jean-Nicolas malgré un traitement d’ingénieur ne peut dépenser les sommes exigées par la loge huppée de Brest et rejoint donc les Élus, où se trouvent ses amis et collègues. Il en est le vénérable (le président) à l’aube de la Révolution.

Les Élus de Sully ont eu du mal à s’imposer. Leur création le 26 mars 1783 avait provoqué la colère de l’Heureuse Rencontre[3]. La loge regroupe d’abord des militaires et des gens de mer, toutes ces professions qui vivent de l’arsenal et de l’escadre. Libérale, anticléricale, méfiante voire arrogante vis-à-vis des campagnes avoisinantes, telle peut se présenter cette bourgeoisie des Lumières, en pleine ascension sociale. Les loges représentent 200 maçons pour une ville de trente mille habitants, qui vit de la Marine et des corps d’armée qui y stationnent. A Brest, six mille ouvriers employés à l’Arsenal constituent une sans-culotterie sujette aux « émotions populaires ».

3. l’entrée en révolution

Le 19 juillet 1789, Brest apprend les événements parisiens. La nouvelle plonge la municipalité dans l’angoisse. Assurer la sécurité des citoyens et rassurer l’état-major de la marine sont ses préoccupations principales, bientôt vient s’ajouter le problème des subsistances. Elle se tourne alors vers ceux qu’elle connaît pour leur compétence, leur engagement et leurs relations avec la Marine. Jean-Nicolas en fait partie. On lui confie l’organisation d’une milice nationale chargée d’assurer la tranquillité du port. Tous les bourgeois veulent devenir officiers et l’attrait de l’uniforme est grand parmi les hommes de la cité. On doit réguler les nominations, des souscriptions sont faites par les femmes pour la confection des uniformes et des drapeaux[4]. Réprimer le désordre et maintenir la paix sont ses deux missions, les uniformes « sont rouge écarlate ».[5] Un terrible malentendu va survenir à la suite de ce choix de couleur. Le 10 août 1792, les fédérés brestois participent activement à la prise des Tuileries mais les insurgés parisiens, trompés par les uniformes des brestois, confondus avec ceux des gardes suisses, tirent sur les brestois, deux dragons, Berthomme et Kérézéan, tombent tués par les leurs.

La Garde nationale va intervenir dès août 1789 dans la ville pour réprimer des mouvements des ouvriers et s’illustre dans l’expédition de Lannion en octobre. Des commissaires chargés d’acheter du grains y ont été attaqués à coup de pierre, accusés d’affameurs et leurs grains confisqués par les habitants de la ville. Jean-Nicolas Trouille est chargé de pacifier l’arrière-pays et de récupérer les grains, à la tête de 1000 hommes, accompagnés de 1400 soldats[6]. C’est la première manifestation de force de Brest qui saura tout au long de la révolution imposer le calme dans les pays du Léon et du Trégor, écrasant les velléités de soulèvement.

Le 14 juin 1790, Jean-Nicolas participe à la fondation des « Amis de la Constitution », regroupant des « personnes de bonnes mœurs, d’humeur sociable, âgés de 21 ans au moins, faisant le service actif de la garde nationale». Les membres dont le nombre est fixé à 150, se réunissent dans un local où l’on peut lire la correspondance en provenance de Paris. La société des Amis de la Constitution joue un rôle déterminant dans la libération des 41 soldats de Châteauvieux, emprisonnés au bagne de Brest après une mutinerie qui s’est terminée par l’exécution des meneurs et la condamnation de nombreux soldats. Elle va mener campagne pour leur réhabilitation et leur assurer un soutien financier important. Jean-Nicolas est très actif dans ce combat qui aboutira à l’amnistie de décembre 1791 et à la libération des soldats en février 1792. La municipalité et la Marine s’émeuvent : le 29 juillet 1791, la société ne pourra plus se réunir de nuit dans l’intérêt de l’ordre public.

Jean-Nicolas fait procéder à des réquisitions aux arsenaux, faisant verser dans la milice huit canons et 2300 fusils. Le 14 juillet 1791, il rallie la garde nationale et les régiments de Brest en refusant de prêter serment de fidélité au roi. Plébiscité par ses hommes, il devient officiellement le chef de la garde nationale de Brest. En novembre 1791, une émeute populaire éclate lors de la nomination d’un commandant de navire jugé contre-révolutionnaire. Seule l’intervention de Trouille permet au capitaine de vaisseau De La Jaille d’avoir la vie sauve. Lorsque le roi veut publiquement remercier Trouille par l’octroi d’une médaille en mars 1792, c’est à un refus poli qu’il se heurtera. Trouille estime avoir fait son devoir. Il ne veut surtout pas soutenir un régime qu’il sait moribond. Louis XVIII se souviendra que son frère, Louis XVI, avait été reconnaissant à Trouille.

4. Fédéralistes contre Montagnards

La « société des Amis de la liberté » prend la suite des Amis de la Constitution, a pour mot d’ordre : « la Nation veut la Liberté mais abhorre l’Anarchie ». Avec ses amis, Trouille appelle le 27 mai 1793 à la défense de la Convention contre les tentatives de renversement par le mouvement sans-culotte, il réussit le 2 juin à faire signer un arrêté municipal qui instaure une force armée pour se rendre à Paris, « considérant l’urgence qu’il y a de prévenir l’entier avilissement des représentants du peuple, la dissolution de la Convention, l’anarchie et l’esclavage dont la France est menacée ».[7] Il est trop tard. Les troupes pourront juste couvrir la retraite des députés girondins qui gagnent la Bretagne et Bordeaux, fiefs girondins. Le 27 juillet la municipalité se rétracte et fait acte d’allégeance au nouveau gouvernement montagnard, chargeant Trouille de se rendre à Paris pour expliquer la fidélité de Brest à la République.

La République ne peut laisser échapper Brest, elle doit au plus vite réorganiser la Marine et briser le blocus anglais. Pour cela elle doit écraser les factieux royalistes et les dissidents fédéralistes. Jeanbon Saint-André, envoyé en mission à Brest, écrit le 9 janvier 1794 que « l’on rassemble les preuves de conviction pour livrer (les royalistes, les fédéralistes) à la justice nationale” ». Le 9 janvier 1794, Trouille est arrêté et transféré au Fort-la-loi (le château), où ils rejoignent les administrateurs du Finistère. Il va attendre son procès jusqu’en août. Victor Hugues constitue le tribunal révolutionnaire le 5 février 1794 et le lendemain fait monter la « sainte Guillotine » sur la place de la Liberté. Sur 180 procès tenus, 70 condamnations à mort seront prononcées jusqu’à la chute du Comité de salut public. La terreur reste cependant modérée mais frappe les esprits dans le choix des victimes, connues, souvent très jeunes, la plupart fédéralistes. Beaucoup ont été des héros de la révolution de 1789 ou de 1792. Trouille en réchappe, son procès n’étant pas encore instruit. Il sort de prison le 20 octobre 1794.

5. L’apaisement (1795- 1825)

Malgré une situation personnelle précaire au sortir de sa prison, Trouille part dès novembre plaider sa cause et celle de Brest auprès de la Convention, réclamant la mise en accusation des membres du tribunal révolutionnaire. Le 17 octobre 1795, il est élu député du Finistère aux Cinq-Cents, la nouvelle assemblée législative. Anti-montagnard, Trouille est républicain et il s’oppose à l’agitation royaliste, née lors de la réaction thermidorienne. Trouille eut surtout une action culturelle. Il sauve par son action le Palais Royal et surtout empêche la vente du château de Versailles et sa destruction. Il recevra les remerciements de l’assemblée « comme ayant bien mérité de la patrie ». Sa vie politique se termine en mai 1799. Il ne désire pas se représenter et préfère son métier à une gloire incertaine. Sa compétence professionnelle et son retrait de la vie publique lui permettre ainsi de traverser une période riche en rebondissements.

6. Les grands travaux

Ingénieur et directeur des travaux maritimes à Brest jusqu’en 1805, puis à Rochefort de 1805 à 1808, il travaille à la conception d’hôpitaux pour la marine. Son œuvre est couronnée par un prix national et il débute les travaux de l’hôpital de Brest. Il finit la construction de la prison de Pontaniou et crée une levée qui permet de joindre le plateau et les formes de Pontaniou. Trouille, qui par le passé a su être un canal de communication entre la ville et le pouvoir, joue de nouveau un rôle délicat en 1814 lors des changements de régime. Le 31 mars 1821 Trouille faire valoir ses droits à pension. Il décède en 1825. Sa tombe se trouve au cimetière de Brest intra-muros, à Saint-Martin.

Jean-Yves GUENGANT

Résumé d’un article publié dans les Cahiers de l’Iroise, 2002. Revu et corrigé, septembre 2022.


[1] E. Le Moine, « Jean-Nicolas Trouille », Brest 1888, bibliothèque d’études municipale de Brest. Le Moine est le descendant direct de Jean-Nicolas. Le portrait est icomplet.

[2] Histoire de Brest, CRBC, 2000.

[3] Jean-Yves GUENGANT, Heureuse(s) rencontre(s), voyage dans la franc-maçonnerie maritime, Dervy, Paris, 2022.

 [4] E. MONANGE, Ph. HENWOOD Brest, un port en révolution, 1989.

[5]  Discours sur la bénédiction des drapeaux de la milice nationale le 13 septembre 1789.

[6] P. LEVOT, Histoire de la ville et du port de Brest , tome 3, la ville depuis 1681, Brest 1866. (BM)

[7] Arrêté municipal du 2 juin 1793, cité par E. MONANGE, Brest, un port en révolution.